Je lis actuellement « souffrance en France » de Christophe DEJOURS qui traite de la dégradation des relations dans le travail. Ce livre date de 1998
Christophe DEJOURS est psychiatre et psychanalyste. Il est spécialisé dans les pathologies liées au travail et aux relations dans le travail. Son essai fait un constat dramatique, confirmé par ce que montre le documentaire de JM Carré « j’ai très mal au travail (sorti le 31/10) : maladies professionnelles, chômage, accidents, dépressions, suicides sont en hausse dramatique. Dans le cadre du travail on accepte et on inflige la souffrance bien au-delà de ce qu’il était estimé possible voilà 30 ans (quand tout le monde disait qu’un chômage à plus de 4% était impossible car il provoquerait immédiatement une explosion sociale).
La thèse de DEJOURS est résumée dans cette phrase : « l’exclusion et le malheur infligés à autrui dans nos sociétés, sans mobilisation politique contre l’injustice, viendraient d’une dissociation réalisée entre malheur et injustice, sous l’effet de la banalisation du mal dans l’exercice des actes civils ordinaires par ceux qui ne sont pas (ou pas encore) victimes de l’exclusion, et qui contribuent à exclure et à aggraver le malheur de fractions de plus en plus importantes de la population ».
Le mécanisme analysé par DEJOURS peut se schématiser ainsi : les nouvelles formes de management (flux tendus et contrôles qualités) provoquent un accroissement de l’intensité du travail dans le cadre d’un individualisme accentué des travailleurs par leur mise en concurrence aussi bien à l’intérieur de l’entreprise, dans l’atelier, que sur le marché mondial. Le retard des organisations syndicales à prendre en compte ces changements a provoqué leur affaiblissement tandis que les directions du personnel (transformées en direction des ressources humaines) neutralisaient l’action collective, mettaient les salariés en concurrence (primes au mérite, notation individuelle, objectifs personnels) et diffusaient les thèses néo libérales dans l’entreprise.
Contraints de collaborer à leur exploitation collective pour survivre individuellement, les travailleurs s’habituent au mal, à le subir et aussi à l’infliger. Cette « banalisation du mal » s’accompagne d’une distorsion de la communication dans l’entreprise et de la rationalisation par les travailleurs de leur propre collaboration. La personnalité de ceux qui subissent et infligent cette souffrance se réorganise pour lui donner un sens. Ils se « droitisent », si on peut dire, ils intègrent dans leur vision de la société les thèmes de la guerre économiques, de l’inévitabilité de leur situation.
Je trouve cette analyse particulièrement intéressante car elle permet effectivement de comprendre comment, alors que tout devrait la porter à la protestation et donc vers la gauche, l’opinion populaire évolue au contraire massivement vers la droite. Il faudrait donc prendre en compte le mécanisme psychologique mis en lumière par DEJOURS pour organiser les luttes en conséquences : être plus attentif au psychologique, aux réactions pathologiques, aux réflexes de sauvegarde dans la vie de tous les jours dans les entreprises, parler de ce que les gens ressentent, ne pas les culpabiliser quand ils collaborent mais les aider à s’en sortir, à voir clair en eux-mêmes et dans leur situation.