Élections . L’AKP est favori pour les législatives. Ses adversaires brandissent la menace islamiste et celle du terrorisme « kurde ». L’armée se masse à la frontière irakienne.
Turquie. Envoyé spécial.
« Si le Parti de la - justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste) remporte les élections avec une large majorité, ce sera grâce à l’armée », assène Sinan, militant en Turquie du Parti du travail (EMEP, en lice dans 44 villes du pays). Le 27 avril dernier, en faisant planer une menace de coup d’État si le Parlement élisait un candidat de l’AKP, l’armée a fait de ce parti une victime aux yeux de nombreux Turcs. « C’est au peuple de trancher, assure - Salih, cadre informaticien, membre de l’AKP. Il faut qu’on en finisse avec cette situation qui fait que les institutions élues au suffrage universel demeurent placées sous tutelle d’instances non élues comme l’armée et la puissante bureaucratie d’État. »
En effet, c’est bien là le paradoxe de la Turquie qui possède un système politique doté de tous les attributs d’une démocratie mais où, en raison de l’histoire de ce pays, l’armée fixe les lignes rouges à ne pas franchir. Dès lors la question est de savoir si les généraux turcs passeront à l’acte dans l’hypothèse où l’AKP présenterait la candidature de l’ancien ministre des Affaires étrangères, - Abdullah Gül, au poste de président de la République (en cas de victoire écrasante aux législatives), comme ils l’ont affirmé durant toute cette campagne. Pour la - poétesse et écrivaine Sennur Sezer (64 ans), « il est clair que les généraux feront tout pour empêcher cette candidature et qu’il y aura de nouvelles élections générales ».
tous les coups
sont permis
Dimanche dernier, devant plusieurs centaines de milliers de personnes rassemblées sur la place Kazliçesme d’Istanbul, le premier ministre sortant, Tayyip Erdogan, semblait ne pas craindre l’avertissement des militaires et des partis politiques qui agitent la menace islamiste. « Allez-vous voter pour les libertés ou pour ceux qui les bloquent ? » a-t-il lancé en direction de la foule. En chemise, lunettes de soleil, micro à la main, se promenant d’un bout à l’autre de la scène comme une vedette du show-biz, Erdogan, qui était entouré de ses adjoints (dont Abdullah Gül) mais aussi de ses candidates non voilées (Nemin Çukbuçu, la ministre de la Famille, et Nursuna Memecan, la richissime femme d’affaires), a chauffé la foule et a assuré que son parti allait remporter 40 % des voix.
N’étant pas en reste, ses adversaires mettent la pression. Tous les coups sont - permis pour modifier le rapport des forces qui, selon les sondages, leur est défavorable. Sans craindre la démesure de ses propos, Deniz Baykal, le chef du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), accuse l’AKP de « distribuer des pièces d’or aux pauvres afin qu’ils votent pour lui ». De plus, à la supposée menace islamiste que ferait planer l’AKP sur les institutions en cas de victoire électorale, le CHP, au discours à forte connotation nationaliste, en a ajouté une seconde, dont il a fait un des thèmes majeurs de sa campagne : la menace terroriste du PKK. Aussi prône-t-il une intervention militaire dans le nord de l’Irak sans, affirme-t-il, que la Turquie demande l’autorisation de Washington. Dans le même registre, le Parti de l’action nationaliste (MHP) en rajoute : outre une intervention militaire dans le nord de l’Irak pour éradiquer la menace du PKK, il s’engage à rétablir la peine de mort et laisse entendre qu’il fera exécuter Abdullah Öcalan, le leader du PKK emprisonné à vie.
l’amée veut obtenir le feu vert du parlement
Ce regain du discours - nationaliste inquiète de nombreux Turcs. Des provocations ne sont pas exclues, - estiment bon nombre de commentateurs et d’analystes turcs. « Le PKK n’entreprendra rien durant les élections, il n’y a pas intérêt », estime Senam, jeune militante kurde. En revanche, le fait que - l’armée ait déployé 140 000 hommes à la frontière irakienne suscite toutes les craintes. Selon la presse turque, comme l’état-major de l’armée n’a pas obtenu l’accord du gouvernement Erdogan pour intervenir, à cause des élections législatives, les militaires comptent bien obtenir le feu vert du nouveau Parlement qui sera élu le 22 juillet.
la gauche doit
se faire entendre
En arrière-plan de ce bruit de bottes et de vent de nationalisme, les partis de la gauche marxiste essaient de se faire entendre. Pour éviter d’être sous le seuil des 10 % de voix nécessaires pour siéger au Parlement, les partis de gauche - l’EMEP, le Parti pour une société démocratique (DTP, pro-kurde) et le Parti démocratique socialiste (SDP) - présentent non seulement leurs propres candidats mais soutiennent aussi des candidats indépendants. En effet, ces derniers ne sont pas concernés par ce seuil de 10 % de voix imposé aux partis politiques pour siéger au Parlement. Selon Nedim Köruglu, vice-président de l’EMEP, les partis de la gauche marxiste - escomptent, à travers les candidatures indépendantes, obtenir entre 20 et 30 sièges ou plus. « On pourrait ainsi peser dans le futur Parlement, contrer tout à la fois le discours nationaliste du CHP et du MHP, la politique néolibérale de l’AKP, les menaces de coup d’État, et se battre pour une vraie citoyenneté », ajoute pour sa part l’écrivain et conteur Adnan Özyalçiner.
Hassane Zerrouky